Nous arrivons à Kigoma, au bord du lac Tanganyika, avec au programme une pause de quelques jours et trouver un bateau pour rejoindre le sud du lac. Il s’agit du plus long lac d’eau douce du monde, bordé par le Congo, le Burundi, la Zambie et la Tanzanie. Autrefois très utilisé pour le transport, il semble l’être de moins en moins, à mesure que le réseau routier se développe.


Le lendemain de notre arrivée, nous partons faire un tour au port se renseigner sur les départs des bateaux. Trois mois en Afrique n’ont pas entamé nôtre naïveté : nous espérons trouver des horaires. Chaque interlocuteur une idée bien affirmée sur la question. « Aujourd’hui il y a un bateau qui part, le prochain dans une semaine » « Mercredi? Ah oui mercredi il y a un bateau mais pas aujourd’hui » « Vous allez où ? Kasanga? Mais c’est très très loin! Il vous faudra prendre trois bateaux, il y a un bateau que mardi». Bon, on se pointera le jour où on veut partir.


Nous débarquons donc au port le matin avec nos vélos. Comme de coutume nous avons bien anticipé notre coup : pas de bouffe en réserve, les vélos non démontés, une gourde d’eau chacun. Un congolais francophone nous prend sous son aile, maîtrisant avec autorité la cohue qui se forme autour de nous. « Présentement il vous faut prendre la pirogue là ». Pas le temps de dire ouf, le congolais a attrapé un de nos vélos entièrement chargé à bout de bras. Il s’enfonce dans l’eau en le tenant au dessus de sa tête, direction notre navire. Il faut se dépêcher, car le départ doit avoir lieu dans quelques minutes.


6h plus tard, le bateau démarre. Il ne s’est rien passé pendant ce temps, mais il faut croire que là, c’est le moment de partir. Tranquillement, car nous sommes propulsés par un moteur qui ne dépareillerait pas sur une belle tondeuse à gazon. Le rafiot fait une trentaine de mètres de long, relativement étroit mais profond. Il est chargé ras-la-gueule de tout un tas de fourbi (ciment, lessive, farine, sel, outils, tôles, avocats, matelas, bidons d’essence et d’huile, poissons, paniers, sacs et seaux en tout genre, et deux vélos couchés HPvelotechnik beaux et fragiles) ainsi qu’une trentaine de passagers hommes et femmes de 0 à 75 ans.


« Combien de temps pour arriver ? » « Trois » « Ah bon trois heures pour 200 km c’est hyper rapide! » « Trois jours » « Ah oui d’accord bon bon bon ». On s’arrêtera bien dans des villages pour acheter à manger, pense-t-on. Au moins pour faire pipi, pour sûr. Dans le doute on va quand même pas trop boire.


La première nuit arrive. A première vue, nul part ou s’allonger. Les autres passagers commencent à se glisser sous les bâches, on suit le mouvement, tâchant de se trouver une place entre sacs de clous et jerricans de pétrole. Les habitués se sont mis tout à l’avant du bateau, les wazungus qui se sont mis tout derrière vont vite comprendre. Toute la nuit, le bateau s’arrête dans des villages pour déchargement. Nous sommes spécialistes du mauvais placement, à chaque arrêt la marchandise à décharger est celle qui nous sert de lit. Mauvaises langues, nous avions à première vue qualifié le rangement de totalement anarchique. Erreur, il est en fait simple et efficace : de l’arrière vers l’avant, le déchargement se fera en ce sens à mesure du trajet. Les vieux briscards passent donc une nuit de rêve, pas emmerdés sur leurs sacs de ciment à l’avant du cargo.


Toute la journée, le balais continue. Nous nous arrêtons au large d’un village, une pirogue nous aborde d’où sortent trois ou quatre boules de muscles. La marchandise est déchargée en un temps record, on s’embrouille un peu avec le capitaine parce que ce sac est troué et qu’il manque un bidon d’huile, on se fout gentiment de la gueule des deux maigrichons tout palots qui végètent dans l’ombre, deux passagers descendent trois montent et le captain remet les gaz. Parfois le moteur ne démarre pas. Un matelot démonte alors le capot, sort le tournevis et met quelques petits coups bien sentis - ça repart. Pas d’arrêt à terre donc. Robin a fait pipi par dessus bord dans l’obscurité de la nuit comme les autres hommes. Faustine, elle, entame un jeûne sec.


Deuxième nuit, cette fois on connaît la chanson et on se réserve une place de choix. Faustine a la vessie comme une pastèque. Comment font toutes les autres femmes?


Au matin, un arrêt au large comme les autres. Des passagers sautent dans la pirogue et filent à terre. Puis reviennent, dix minutes plus tard. « Oh non c’était l’arrêt pipi ! » Effectivement tout le monde revient à bord soulagé, Faustine serre les fesses et échafaude des plans de sortie de crise.


Certains villages ravitaillés sont à flanc de montagne sans aucune route d’accès. L’intégralité des transports doivent se faire par le lac et il doit souvent y avoir du poisson au menu. Coup de bol pour Faustine, nous accostons miraculeusement dans un de ces villages isolés. Il n’y aura finalement pas besoin de se soulager dans un bidon d’essence.


Nous voici à nouveau sur le lac. Nous sommes à l’arrêt sans raison apparente, nous ne comprenons pas ce qu’il se passe. Rien d’inquiétant à cela : nous ne comprenons jamais ce qu’il se passe. Lorsque le capitaine essaie de redémarrer, le moteur se met a fumer, une fumée noire et épaisse. Agitation sur le bateau. Tout à coup, le moteur prend feu. Le capitaine attrape le premier tissu qui lui passe sous la main et tape sur le feu en braillant des ordres. Le tissu commence à s’enflammer. Mais les marins d’eau douce sont vifs et c’est tant mieux. Car les grands jerricans d’essence ouverts et suintants, qui sont stockés à côté du moteur ne demandent qu’à participer à la fête . Vifs sont les marins d’eau douce, donc, et en quelques secondes on a plongé à l’eau, rempli un seau, éteint le feu. On sort alors le tournevis, on mets quelques coup bien sentis, et c’est reparti.


Nous arrivons à destination à la tombée de la nuit. On va poursuivre notre route par voie terrestre, finalement. Car si le trajet n’a pas été franchement reposant pour nous, que dire de nos vélos qui ont joué à la roulette russe à chaque arrêt. Les marins ont été précautionneux, mais à la manière de matelots qui déchargent des sacs de ciment. Résultat des courses : un appui-tête brisé et un guidon fracturé. Heureusement, nous avons été observateurs pendant le trajet, et on a compris la combine. On sort notre tournevis, on met quelques coups bien sentis - c’est reparti.