Nous traversons la ligne rouge, ou veterinary fence. Au Nord, c’est l’Afrique telle que nous l’avons connue jusqu’ici : villages épars tout au long de la route, bétail en liberté. Au sud, c’est le règne des immenses fermes héritées de l’époque coloniale. Plus personne sur la route, et de loin en loin les habitations démesurées des propriétaires terriens, jouxtées par des cahutes en tôle ondulée où vivent les familles noires travaillant sur les fermes. La ligne rouge est une clôture sanitaire par laquelle aucun bétail ne doit transiter. Un blanc nous explique : « Au nord ils ne vaccinent pas leurs bêtes, et il y a de gros problèmes de fièvre aphteuse. Nous ici, notre viande est pour l’export, avec de très hauts standarts. Là hauts ils ne baguent même pas leur bêtes, on se demande comment ils savent à qui elles appartiennent. Aucune traçabilité! Tout transit de bétail à travers cette ligne rouge est interdit : c’est une question de sécurité alimentaire et sanitaire. »


Au sud de la ligne rouge c’est plat, ligne droite infinie, et clôtures. Car les blancs propriétaires mettent un point d’honneur à clôturer leurs milliers (et parfois dizaines de milliers!) d’hectares de savane. Quelques centaines d’hectares pour le bétail, autant pour le maïs, et le reste n’est que brousse et vie sauvage. On vient y chasser en jeep à pied ou à l’affut - springboks, oryx, élands, phacochères, zèbre, ... 


Nous, ces clôtures elles nous emmerdent. Elles viennent ternir la sensation de liberté qui se dégagerait de ces vastes étendues sauvages. Mais surtout, où est-ce qu’on bivouaque? Ils y ont pensé à ça, les gars?

Et si l’on regarde un peu plus loin que notre nombril, on peut supposer que ça emmerde encore plus les gens qui de tout temps ont vécu librement sur ces terres sans frontières. Ces gens qui depuis plus d’un siècle en ont été dépouillés et exclus, ont été asservis et humiliés, . . . Oui c’est vrai que là c’est une autre histoire que la pénurie de spot de bivouac.

Cela dit, on a quand même un problème de bivouac. Alors on demande aux rares propriétaires que l’on voit si l’on peut dormir dans leurs champs. On tombe sur des cowboys, sombrero et voix d’outre tombe forgée par 50 ans de tabagisme forcené. Mais aussi des jeunes qui se lancent dans l’exploitation agricole, des familles qui font du poney tous ensemble, de vieux solitaires décrépits,... Nous recevons un accueil très chaleureux.


Nous avons passé la nuit précédente dans le lit douillet d’une grande ferme, après une soirée à discuter de vache Brahmane (race emblématique ici) en buvant de la bière et picorant du fromage. Ce soir nous arrivons à une petite ville, alors nous pensons prendre un camping. Avant ça on s’envoie une côte de porc et une escalope de bœuf panée (ici il ne fait pas bon être végétarien). À la table voisine un couple nous questionne sur notre voyage, et nous propose de nous laisser les clés de leur maison sur la côte pour se reposer si besoin. En entendant notre récit, un gars de la table suivante, tout excité vient nous voir. « Mais c’est complètement fou ce que vous faites! Ce soir vous dormez à la maison. On fait un grand feu et un gros barbecue, je vais vous montrer comment on reçoit, en Namibie. » Daniel est une pile électrique. À cinquante an, il est arbitre international de rugby, le numéro 1 en Namibie. Mais aussi entrepreneur dans le BTP, exploitant agricole, et investisseur dans les mines d’uranium. Il nous sert des bières avec une cadence de rugbyman de haut niveau, et nous gave en biltongs (viande de boeuf ou de gibier séchés : les cacahuètes namibiennes) que Faustine refile à Robin sous la table.

On charge les vélos dans la jeep et on file vers la ferme. Daniel est chaud chaud chaud. « Vous voulez pas rester une semaine à la maison? J’adore rencontrer des gens. Vous êtes géniaux. Ce soir on fait un gand feu et un gros barbecue, ça va être trop bon. Je vous laisse ma jeep autant de temps que vous voulez si vous en avez marre du vélo! Demain je vous amène à Windhoek? Et avant on se fait un café sur la terrasse, ça va être incroyable. » On arrive à la clôture de la ferme, Daniel descendant ouvrir le portail, et avec un enthousiasme non feint nous dit « à partir de là c’est génial : c’est PRIVÉ! ».


Chose maintes fois promise, chose due. On fait un grand feu et on attaque un gros barbecue de saucisse d’oryx. Daniel nous noie de bières, rapporte des enceintes (« J’adore la musique!! ») et nous met plein tube son morceau préféré de hardstyle (pour ceux qui ne connaissent pas :  BOUM BOUM BOUM BOUM). Il se met à sautiller en tout sens comme un petit oiseau excité.  Il nous laisse les platines et on lui fait tâter un peu de trance progressive (pour ceux qui ne connaissent pas : BOUM BOUDOUDOUM BOUDOUDOUM BOUDOUDOUM) il est comme un fou. Il rentre et revient avec deux maillots lui ayant servis à arbitrer deux rencontres internationales « mes incroyables amis, je voudrais vous offrir ça pour que vous vous souveniez de moi ». 

On rentre se coucher épuisés. « Si vous avez faim pendant la nuit servez vous dans le frigo et les placards. Si vous ne trouvez pas quelque chose, réveillez moi! » Peu de risque qu’on soit tiraillés par la faim cette nuit.


Le lendemain, la tête dans un étauet malgré le café sur la terrasse, la route est longue jusqu’à Windhoek.